Les épisodes spéciaux de "Euphoria" par Sam Levinson: "Fuck anybody who's not a sea blob" (2) - La fugue dissociative

  (Attention: la lecture de cet article contient des spoilers, si vous n'avez pas encore vu  la première saison de la série Euphoria et les épisodes spéciaux)


1- La fugue dissociative de Marcel Proust à David Lynch


Dans la classification internationale des maladies, nous trouvons cette définition:

« La fugue dissociative présente toutes les caractéristiques d'une amnésie dissociative et comporte, par ailleurs une perte du sens de l'identité personnelle et une fugue soudaine loin du domicile, du lieu du travail et autres lieux signifiants durant un temps prolongé (jours ou semaines). Une nouvelle identité peut être assumée. »

La fugue dissociative est l'équivalent français du terme anglais « psychogenic fugue » que l’on retrouve sous la plume ou dans la voix de plusieurs réalisateurs de cinéma comme notamment David Lynch à propos de son film « Lost Highway ». Il parle de sensation merveilleuse corrélative d’une gigantesque perte d’équilibre. Ce film est souvent décrit comme une reprise du classique d’Alfred Hitchcock « Vertigo » dans lequel les thèmes de la mémoire, de l’identité personnelle et de la passion amoureuse sont reliés et tissés ensemble dans une oeuvre dont la visualisation s’apparente à maints égards à une chute. 



Dans « Lost Highway » qui constitue avec Mulholland Drive  et Twin peaks l’un des chefs d’œuvre absolus de David Lynch, the psychogenic fugue de Fred Madison est le fil narratif du film, lequel est suffisamment déstabilisant et construit pour qu’il soit impossible qu'une réflexion sur le rapport entre cinéma et psychogenic fugue ne s'ensuive pas. Nous ne serions pas des amateur.trice.s de cinéma si nous ne recherchions pas exactement cela, mais quoi? Tous les symptômes de la fugue dissociative: perte du sens de l’identité personnelle et fugue loin du domicile. Un film est une fugue dissociative intense, courte et orchestrée par une autre personne. Les films que nous aimons sont les fugues dissociatives dans lesquelles nous éprouvons le sentiment étrange d’une chute au cours de laquelle se manifestent des flashs de « reconnaissance » procurant des éclairs de jouissance miraculeux, sidérants dont on ressort troublé.e, convaincu.e d’avoir senti le vent ou  entendu la même "rumeur des espaces traversés" que celle qu’évoque le narrateur de la recherche dans le livre de Marcel Proust.  C’est pour cela que l'on regarde des films et c’est aussi pour cela que l’on en ressort souvent déçu.e (le rapprochement avec Marcel Proust peut surprendre dans la mesure où l'épisode célèbre de la madeleine décrit tout sauf une amnésie, mais il convient d'approfondir car ce que le narrateur éprouve avec le goût de ce gâteau, c'est finalement le rappel d'un être qu'il fût il y a très longtemps. Il coupe les ponts avec son passé récent pour relier le fil d'un passé plus ancien, revenu par inadvertance à l'occasion d'une saveur oubliée. La vérité est qu'il ne peut exister de souvenir sans son corollaire amnésique passé récent/passé ancien)

En quoi cette étrange entrée en matière a-t-elle quelque chose à voir avec le deuxième épisode spécial d’"Euphoria" de Sam Levinson? Parce que nous y retrouvons précisément tout ce qui constitue à la fois la puissance et la faiblesse de ce réalisateur, à savoir un mixte de naïveté et de maîtrise lucide par rapport à son sujet qui ici atteint un niveau d’excellence hors du commun dans le mouvement d'une fugue dissociative à trois niveaux. Cela nous permet non seulement d'éclairer le personnage de Jules (qui selon moi est, plus que Rue, la véritable héroïne de la série)  mais aussi de comprendre les raisons pour lesquelles on va au cinéma, et aussi pour lesquelles on regarde cette série alors qu’elle est aussi inégale, nous faisant passer, dans des laps de temps extrêmement courts de l’extase à l’écoeurement et de l’écoeurement à l’extase. 



Il y a quelque chose de fabuleusement pédagogique dans « euphoria » et c’est en ce sens que le terme de « naïveté » a été utilisé. C’est comme si la notion de " psychogenic fugue " si génialement opérationnelle dans « Lost Highway » était ici « expliquée », rabaissée à un plan littéral mais, par là même, clair, transparent, limpide, peut-être un peu trop psychologisé mais c’est justement toute l’incroyable puissance de ce personnage de parvenir à sortir de cet enfermement là: la "psychogenic fugue" acquiert ici une dimension philosophique, artistique voire ontologique. Par ce dernier terme, il s’agit finalement d’émettre l’hypothèse selon laquelle la fugue dissociative est l’expression la plus pure et la plus brute de la volonté de puissance pour Nietzsche ou du vouloir vivre chez Schopenhauer, et pourquoi pas de la durée chez Henri Bergson. Pour le dire en d'autres termes, la fugue dissociative n'est rien d'autre que le moment de réalisation de la dynamique la plus efficiente et la plus profonde de l'existence, c'est ce dans quoi on est pris.e quand on a tout compris.

Ce qui se joue donc dans le cinéma n’est ni plus ni moins que cette authenticité là et « fuck anyone who's not a sea blog » nous permet de toucher du doigt la révélation de cette fibre à vif de la fugue qui se manifeste comme telle à quiconque a réellement envie d’en savoir un peu plus sur soi. Tout ce que Proust accomplit dans cette perspective avec la mémoire, Levinson le réalise ici en suivant le fil rouge de la sexualité. Il est tout aussi impossible de ne pas se retrouver sous les traits du narrateur de la recherche que dans cette séance d’analyse de Jules, et c’est comme si « là », loin de ces débats consternants tenus pour des émissions sous influence, il nous était donné de comprendre avec autant de simplicité que de profondeur ce qu’il est de la détermination sexuelle des humains.


2 - Nietzsche VS Freud



        Avant d’essayer de justifier cette thèse qui peut sembler trop audacieuse à l’endroit d’un épisode de 42 minutes extrait d’une série dite réservée aux « zoomers » (alors qu’il me semble qu’elle gagnerait à être regardée et réfléchie par des boomers), il convient de revenir rapidement à l’ambiguïté sulfureuse du réalisateur et de la série en général. Est-ce qu’ Euphoria est une série dont la réalisation révèle le parti pris d’un "female gaze" ?  Non, absolument pas, vraiment, VRAIMENT PAS. Toutefois cette emprise écoeurante du male gaze sur la quasi-totalité des plans filmant des scènes de sexe est constamment démentie par les dialogues et le scénario. Le dernier épisode de la 2e saison exprime suffisamment l’intention cathartique de Sam Levinson (attention spoiler 2e saison: je parle évidemment de la pièce de Lexi qui exorcise et neutralise en les exaltant tous ces flux d'affects par lesquels ont été traversés aussi bien les personnages que les spectateurs). Il n’est pas forcément question d’exclure la possibilité qu’Euphoria y gagne aussi le ralliement d’un certain public, voire que cela s’intègre aux desiderata de l’auteur mais le qualificatif qui convient le plus à la série est celui d’ « extrême » et de fait la caméra de Sam Levinson nous conduit aux limites extrêmes du male gaze, aux confins, à la limite de ce que l’on peut « voir » (même s’il ne faut pas exagérer non plus, Haneke a fait bien pire que ça) et il ne se contente pas de cela, il nous fait parvenir aux limites de ce que c’est pour un zoomer que de voir aujourd’hui, de telle sorte qu’à force de sonder la mâle attitude, une perspective finit par se détacher dont on peut dire qu’elle assume largement  une "visée visionnaire". De fait, Hunter Shafer, actrice transexuelle a co-écrit cet épisode et ses engagements hors caméra ne laissent à ce sujet pas le moindre doute. 

                  Est-ce que je préfère regarder « Portrait de la jeune fille en feu » plutôt qu' Euphoria? Oui, sans aucune hésitation, parce qu’au-delà de tout ce qui les oppose,  le film de Céline Sciamma dit la positivité de ce dont Euphoria sonde le négatif et qu’on ressort un peu moins petit de ce film là, ce qui n’est pas du tout gagné pour Euphoria, à l’exception de ces deux épisodes spéciaux, spéciaux donc à bien des titres. Comme il a été dit dans l’article précédent, il n’y a rien à jeter des deux saisons d’Euphoria non pas parce que tout y serait « bon » ni forcément bien filmé,  mais parce qu’il n’est rien d’elles de ce qui est à jeter qui précisément n’y soit pas désigné comme étant à jeter de notre vie et surtout de notre regard.  Dans "Euphoria", quelque chose du male gaze se libère, s'épuise et s'épure, exactement comme le flux optique d'un certain type de regard qui se voit tellement exhaussé qu'il en perd la notion même de son "objet" et de son sens. Le female gaze pour un mâle, boomer, blanc, chef de famille, c’est ce qu’il ne peut réaliser qu’en lâchant beaucoup de lest, ce qui le rend forcément plus léger, et peut-être un peu moins boomer…Pourquoi pas: plus « looper » (éternel retour)? 



Est-ce qu’Euphoria ne serait pas à l’adolescence ce que « du côté de chez Swann » est à l’enfance? On peut envisager de répondre « oui » à condition de se limiter à cet épisode spécial « j’emmerde tout le monde sauf les blobs marins », non pas seulement parce qu’il explore la question de la détermination sexuelle d’une façon aussi éclairante et neuve que Proust l’a fait pour la mémoire involontaire, mais aussi parce que la dimension philosophique est évidente, marquée et revendiquée par Jules.  Il se trouve que tout en nous révélant la cause véritable de sa fugue, Jules donne à sa première séance d’analyse une dimension humaine et philosophique notable en balisant le chemin du devenir femme de l’homme (et ce devenir là est inévitable).

A l’incitation thérapeutique, personnelle et privée de son analyste, Jules oppose une fin de non-recevoir dont on peut dire que l'esprit est celui de la "res publica", de la chose publique, de la politique, au sens le plus noble:

  • Je n’ai pas envie d’en parler
  • Pourquoi? 



Elle répond que la fugue était mal préparée, qu’elle était ivre, etc. Mais le fond de son intention sera comme elle le dira plus tard de réfléchir philosophiquement à la détermination sexuelle, à ce qui s‘y joue vraiment: « Les hommes ne m’intéressent plus d’un point de vue philosophique ». La question n’est pas de savoir pourquoi, elle, Jules, est partie, en tout cas pas tout de suite, l’essentiel c’est de comprendre pourquoi elle veut arrêter les hormones et notamment les bloqueurs, c’est-à-dire tout ce qui la fait correspondre aux désirs des mâles. Le début de l’épisode est ainsi très nettement orienté par la capacité de Jules à situer sa prise de parole à un niveau non pas personnel mais existentiel, non pas celui de sa petite affaire privée mais celui d’une réflexion argumentée, précise, détaillée sur le sexe « humain », sur la détermination sexuelle humaine qui nécessairement va vers la féminité et tend à en finir avec la patriarcat

Les arguments avancés ne sont pas sans faire une sorte de mixte entre Laura Mulvey (cf: l'article qui lui est consacré dans ce blog) et Carl Gustav Jung mêlant ainsi la persona et la dénonciation du  male gaze (de toute façon, la notion même de persona est mâle, fondée sur le jugement hiérarchique, sur les apparences et la capacité "babouine" à se frapper le plus fort sur la poitrine pour effacer l'autre prétendant ). Ce que Jules a vécu, c’est précisément cette emprise de la persona masculine aussi bien dans son désir que dans son identification à un moi. Ce n’est pas seulement que les conditions d’une féminité décorative lui aient été imposées (male gaze) mais c’est tout simplement que la nécessité d’avoir à faire ses preuves en tant que…que le devoir de paraître, de donner des gages à…de se doter d’une image lui a été infligée comme un rôle, comme une imposture. Nous ne pouvons nous empêcher de penser ici aux tout premiers épisodes dans lesquels le personnage de Jules nous est clairement apparu comme « en faisant trop » dans cette affirmation là (les tenues vestimentaires et le maquillage de Jules sont franchement improbables tant ils sont outrés, comme si elle était une poupée)

Il convient vraiment que tout mâle "biologique" ici réfléchisse authentiquement à ce que met en lumière Jules. Ce n’est pas du tout que les mâles seraient naturellement, du fait de leur détermination sexuelle plus bêtes, plus basiques, plus inintéressants que les filles, c’est tout simplement qu’ils jouissent de la prédétermination du genre dominant auquel tout est dû et qui, par là même, est nécessairement voué à disparaître, à stagner dans l’immobilité des avantages acquis. Etre féminin, c’est, a contrario, se dynamiser, sortir de cette sédimentation des os du crâne humain sous l’effet anesthésiant duquel ne nous viennent en tête que des idées fixes. 



Jules est l’incarnation de la surhumanité Nietzschéenne. Sa situation personnelle de transexuelle l’a placé d’emblée sur les rails du devenir sexuel de l’humanité qui ne peut être en ce sens là que féminin. « Arrêter les hormones » : quels en seront les effets? Précisément tout le contraire de ceux de la correspondance au modèle de femme voulu par les hommes: une voix plus mâle, les organes génitaux masculins plus apparents, etc. La transexualité nous est ici décrite (enfin) telle qu’elle est: l’expérience la plus authentique de cette vérité à la lumière de laquelle ce n’est pas le genre qui détermine la sexualité mais, à l’inverse la sexualité qui  décide du sexe ou plus authentiquement qui révèle que le sexe c’est justement ce qui n’est jamais vraiment « décidé ». Nous vivons dans le sursis d'une détermination sexuelle qui n'est jamais posée, édictée. Le genre, ici comme ailleurs, atteste de la réduction duelle de la langue qui veut créer des catégories dans des continuums, et nous savons bien que Jules a fait l’expérience de cette violence là, de cet abandon par sa mère à l’institution psychiatrique. Où et comment Jules a su trouver la force de résister à toutes les tentatives conformistes de réduction du sexe au genre, c’est justement ce qui fait d’elle une figure de la surhumanité, une libération de puissance au plus haut degré, une affirmation d’existence irréductible proprement Nietzschéenne.

 (Si des masculinistes style Julien Rochedy invoque ici les innombrables extraits misogynes de Nietzsche, on ne saurait trop leur conseiller (de prendre un cachet?) de regarder l’épisode qui éclaire cela aussi, notamment lorsque Jules décrit avec beaucoup de justesse les habitudes et les dynamiques de groupe des filles qui jugent la façon dont une robe est portée, d’où elle vient, si la personne en question se ronge les ongles, bref qui cherchent à appuyer sur les points faibles (il faut le répéter: on ne comprendra jamais rien à ce qui est ici en question si l'on ne distingue pas le féminin ou ce que Jules appelle la féminité de la spécification biologique "femelle"). Une fois que l’on a clairement posé la féminité et la masculinité comme des catégories philosophiques dans l’opposition lesquelles on retrouve finalement terme à terme la contradiction entre la puissance (la féminité) et le pouvoir (la masculinité), il sera facile d’identifier les filles qui non seulement acceptent mais, malheureusement, intègrent la domination du male gaze, du jugement, de la réduction de leur rôle à une fonction décorative et les autres. La féminité stigmatisée par Nietzsche est une féminité dénaturée, vaincue, falsifiée en son exact opposé). Affirmer que la condition humaine ne peut que s’orienter vers la condition féminine, ce n’est pas du tout poser la supériorité d’un sexe sur l’autre, c’est tout simplement signifier le devenir sexuel féminin d’une humanité revenue de l’erreur du patriarcat, c’est-à-dire de la désastreuse perspective du pouvoir. C'est donc souligner, au contraire, l’authenticité de la puissance, d’une humanité spinoziste, en l’occurence, c'est-à-dire libérée)

La transexualité de Jules n’exercerait  pas une telle puissance de séduction si la force qui l'anime n'était que sexuelle. Elle atteste plutôt d’une activité qui est celle du surhomme Nietzschéen: « staying alive ». Jules est l’Orlando de Virginia Woolf: rien n’est plus évident que ce rapprochement là.



On mesure donc tout ce qui, par comparaison, est un peu réducteur voire pathétique dans les tentatives de détournement de la pauvre analyste:

  • Il y aurait beaucoup à analyser dans ce que tu viens de dire mais ce qui est frappant  c’est de voir à quel point tu te dénigres toi-même.



Jules est sans pitié. Elle écarte magnifiquement cette perche tendue par tout ce que la psychanalyse peut parfois revêtir de piteux, de faible, de retour insistant au moins porteur, au moins intéressant, au privé (mais c'est pour cela qu'elle est payée). 

  • C’est justement cette auto-critique qui me permet de tenir et de ne pas me prendre pour une tarée.….Répond-t-elle en substance à la psychanalyste qui ici n’est pas tant désavouée dans son rôle de questionneuse que dans celui de praticienne. Je ne suis pas en train de te parler de « moi » signifie Jules, je suis en train de te décrire ce que la hauteur de ma situation me permet de voir, me permet « d’être »: la condition même de la surhumanité Nietzschéenne. 

3 - Le quiproquo de la relation amoureuse déclarée


Il se pourrait que nous touchions ici du doigt l’une des erreurs de lecture les plus courantes à l’égard du mal-être adolescent, à savoir que les adultes l’attribuent souvent à une crise personnelle d’identité quand il ne s’agit de rien de moins que la réalisation philosophique de cette vérité à la lumière de laquelle la notion d’identité est structurellement en crise. Toute l’existence de Jules se situe à un degré d’intensité philosophique qui ne peut se maintenir et effectuer le niveau de réalisation qui est le sien qu’à la condition expresse de ne jamais retomber dans le cloaque de la petite affaire personnelle. Il y a là quelque chose que l’analyste ne peut ou ne veut pas suivre, et finalement c’est justement l’hypothèse de cet article, à savoir qu’il y a dans le trouble appelé « fugue dissociative » quelque chose qui, loin d’être une pathologie, est tout simplement aussi bien un état de grâce qu’un moment de vérité, une sorte de parhésia de ce dynamisme sous l’impulsion de laquelle on ne peut devenir soi-même. Sous cet amalgame de toutes ces personnes que nous ne sommes pas, auxquelles nous nous sommes fallacieusement  identifiées par facilité ou par transfert, il y a cette libération de puissance sexuelle à flux tendu de la psychogenic fugue et il se trouve que ce flux de sexualité onirique dans lequel consiste la véritable Jules oscille entre ces deux pôles que sont Rue et Tyler, à savoir une drug Addict et un partenaire sexuel imaginaire. Comme elle le dit Jules tombe très facilement amoureuse parce que la moitié de la relation se passe dans sa tête. Pour saisir les trois sommets du triangle qui va se dessiner dans le flux de cette fugue dissociative qui alimente cette séance analytique il faut encore rajouter la mère de Jules. Alors que la mère est le plus souvent cette source d’amour inconditionnel et gratuit grâce à laquelle nous disposons d’une ressource inépuisable de compréhension dans les premiers moments de notre vie (Evidemment, toutes les mères ne correspondent pas à cette description)  la maman de Jules a triplement failli:

  • Elle l’a abandonné dans un institut psychiatrique à cause du supposé trouble de Jules concernant son identité sexuelle
  • Elle ne s’est pas remise de cet abandon et a sombré dans une addiction à l’alcool
  • Elle s’est remise à flot pour demander pardon à Jules mais suite aux propos que sa fille  tient à son endroit sans les lui adresser directement et qu’elle a entendu du rez de chaussée, elle a rechuté en créant par là même une culpabilité à laquelle Jules ne pourra pas échapper (ce drame n'est pas filmé par Levinson, nous n'en recevons que des échos par le père de Jules et des flashs mémoriels très brefs qui rapprochent les figures de Rue et de la mère de Jules)



Cette mère là fait partie de ces figures maternelles terrifiantes qui ne sont pas sans rappeler les Erynies, ces déesses infernales de la mythologie grecque qui tourmentent les mortels par le poids des remords et de la culpabilité. Ces mères qui finalement n’incarnent que la fatalité d’en avoir une, sachant que personne ne peut y échapper. Non seulement elle a trahi sa fille en n’acceptant pas d’abord qu’elle en soit une mais elle lui fait payer très cher la volonté de puissance grâce à laquelle Jules est parvenue à s‘en sortir. La nouvelle de la rechute sa mère  qu’elle reçoit juste avant la fête « finale » est le détonateur de la fugue réelle, pas psychogénique. C'est pour cela que Jules a un comportement aussi self-destructeur dans la fête. 

A partir de là, tous les fils se nouent entre eux pour livrer non seulement les ressorts de ce qui s‘est effectivement passé dans la tête de Jules mais aussi dans une perspective philosophique beaucoup plus intéressante: décrire tout ce qui se joue de notre style d’existence dans la façon dont nos pulsions sexuelles se polarisent et se distendent, se font et se défont comme la marée.

Il faut revenir à une thèse énoncée dans le précédent article, thèse suffisamment dure pour nous faire espérer que l’on se trompe en la formulant (mais honnêtement non!) à savoir que nous ne sommes toujours aimé.e.s,  aimant.e.s que pour des raisons qui fondamentalement nous échappent et à la hauteur desquelles il est absolument impossible que l’on se tienne ou que l’on se maintienne, puisque nous ne les connaissons pas, de telle sorte qu’aimer ou être aimé.e c’est forcément décevoir et qu’un amour ne dure que proportionnellement à notre capacité à surmonter ces deux déceptions: celle que l’on subit et celle que l’on cause.

Rue avait investi son amour pour Jules d’une dimension salvatrice faisant dépendre d’elle son sevrage sans savoir que cette pression ne faisait que s’ajouter à celle de la mère de Jules qui pratiquait exactement la même opération. Or de son côté Jules trouvait chez Rue cet amour gratuit que sa mère n’avait pas pu lui donner. Les flashs décrivant les moments d’intimité entre Rue et Jules sont évidents sous cet angle: cette relation amoureuse n’est pas dominée par l’Eros (contrairement à celle qu’elle noue avec Tyler). Elle est évidemment physique mais pas exclusivement, voire pas fondamentalement. La tripartition de l’amour selon les grecs: Eros/Philia/Agape, n’est pas dépassée et chacun.e de nous finalement fait son dosage selon les circonstances, selon les personnes, selon les moments (rappelons cette trilogie: l’amour Eros est l’amour physique, Philia l’amitié, Agapé l’amour pur et gratuit qui ne fait que donner, se donner). Entre Rue et Tyler, Jules est tiraillée entre un amour dont la dominante est un mixte d’agapé et de philia (Rue)  et un autre qui n’est finalement que de l’Eros (Tyler).

  • Comment pourrait-elle m’aimer autant que je l’aime?  Demande Jules en laissant entendre que sa peur de la perdre vient de cette interrogation.

De fait, c’est bien cette question qui a nécessairement taraudé chacun.e de nous lorsque nous sommes embarqué.e.s dans une relation intense. Et nous connaissons bien la réponse: il est impossible en amour d’en avoir pour son comptant. Cette question est à la fois la seule pertinente et la seule qui ne le soit pas (elle est à la fois la seule qui vaille et la seule dans le suspens de laquelle il va falloir installer la relation), parce que de toute façon il va nous falloir nous arranger, construire le rapport amoureux sur le présupposé que cette question est trop juste pour trouver un lieu d’être, une raison d'être. Nous en pouvons aimer qu’aveuglément, en jetant des questions dans le noir sans trop savoir si l’on nous répond vraiment, ni si la lumière se fera jamais sur cette pièce là (et en fait, non!), voire si les mots entendus s'adressent vraiment à "nous" (mais c'est qui: "nous"? Et d'ailleurs les questions viennent-elles vraiment de "nous"). 



4 - Les trois niveaux de la fugue dissociative


Ce que nous, nous comprenons, par contre, grâce à Jules et à la présence, à son corps défendant, de l’analyste, c’est la façon dont les fugues psychogénique et réelle se sont produites, ont jailli de la vie en créant ces parcours là, ces traits d’union entre plusieurs affects reconnaissables et puissants. C’est la raison pour laquelle il fallait inventer ce cauchemar décrit par Jules d’une vie commune entre elle et Rue à New York. Dans la réalité, Jules a abandonné Rue à la gare de East Highland mais dans la fugue psychogénique (qui n’est pas forcément moins réellement vécue), elles se mettent en couple dans un logement à New York et Jules trouvera à son retour la porte de la salle de bains fermée, sachant que le corps de Rue, inconsciente et inanimée à cause d'une autre overdose est de l'autre côté. Une fois libérée dans la fugue dissociative, ce "procédé" ne cesse d'essaimer comme un rhizome, de créer de nouveaux fils de narration dans la narration et chacun d'eux est comme un éclair foudroyant qui éclaire à nos yeux la figure puissante de Jules, laquelle vit avec Rue la même dialectique de l'abandon qu'avec sa mère.

Ici la mise en scène de Sam Levinson est géniale tout somme elle l’était, pour le premier épisode dans les mouvements de caméra passant de l’extérieur à l’intérieur du restaurant d’Ali à Rue. Nous voyons en effet Jules frapper en hurlant à la  porte fermée de la salle de bain dans laquelle elle se retrouvera à la fin de l’épisode quand c’est son père qui la suppliera de revenir à East Highland. Elle ouvrira en laissant le corps inanimé de Rue sur le sol. Que ce soit dans le cinéma de Tarkovsky, dans celui de David Lynch ou dans cet épisode de Sam Levinson, vient toujours à point nommé ce moment où les travellings avant, arrière, où les franchissements de seuils  et les champs / contrechamps se déploient dans l’architecture plus ou moins complexes des plis d’une maison. Il faut que la confusion entre un intérieur et un extérieur fasse sentir où l’on est « vraiment ». Tarkovsky joue alors des miroirs, Lynch des rideaux, Levinson des portes, de l’obscurité et du rai de lumière. Ici la sobriété de la réalisation contraste avec les effets trop spéciaux des autres épisodes. 

            A l’exception du magistral fond d’écran de la pupille de Jules au tout début de l’épisode, il y a assez peu de surenchère technique dans « j’emmerde tout le monde sauf les blobs marins. » Cette séquence magnifique accompagnée par la chanson « liability » (qui veut dire « boulet ») de Lorde se révèle d’ailleurs d’une importance capitale par rapport à la question de la fugue dissociative.  Le nerf optique de Jules reflue vers l’extérieur projetant à la surface de son oeil tout ce qu’il avait précédemment « absorbé ». C’est comme une réponse miraculeusement  littérale à la question de l’analyste, une fin de non recevoir radiale à toute démarche analytique: «  pourquoi voulez vous que je vous parle de ce que j’ai vécu, puisque de fait je ‘lai vécu et que c’est en moi, C'EST MOI ? » Ici aussi l’intérieur affleure à la surface miroitante de l’extérieur de l’iris, et ici aussi la musique dit l’essentiel: 


Bébé, ça me fait du mal
Je pleure à l'arrière du taxi
Il ne veut rien savoir de moi
Il dit qu'il a fait une erreur
En se rapprochant de moi
Il dit que je suis un poison
Alors j'imagine que je vais rentrer seule
Dans les bras de celle que j'aime
Le seul amour que je n'ai pas ruiné
Elle est si difficile à satisfaire
Elle est comme un feu de forêt
Je fais de mon mieux pour lui plaire
Jeu de séduction, danses romantiques
Dans le salon, mais n'importe qui verrait bien
Qu'il n'y a dans cette pièce qu'une seule personne

Qui pince sa propre joue



Il faut vraiment comprendre ce qui fait l’exceptionnelle pertinence de cette épisode: sommée de parler d’une fugue réelle (le traitement psy lui a été imposé par son père)  causée par ce que l’on appelle une fugue dissociative, Jules en rajoute un troisième niveau impeccablement maîtrisé et c’est dans ce troisième mouvement que la vérité soulève les deux autres et les éclaire. Il y a trois niveaux de fugue dissociative: 

  1. La fuite en train 
  2. La fugue psychologique comme « réponse » à la rechute de sa mère
  3. La fugue dissociative philosophique de Jules par le biais de laquelle elle produit le flux de sexualité exact dans le mouvement duquel elle devient Jules, mouvement inachevé, inachevable d’individualisation stylistique, celui-là même que chacune de nous devrait rêver de libérer, parce qu’il fait moins  signe de nos complexes ou de nos blessures cachées que de notre surhumanité.

On peut évidemment avoir l’impression légitime que Levinson retombe dans ses vieux démons du male gaze à la fin de l’épisode mais il ne faut pas oublier ici qu’Hunter Shafer a co-écrit le script. La relation décrite au gré de ses flashs d’une facture où se retrouvent exactement toutes les caractéristiques du male gaze selon Laura Mulvey, en particulier le morcellement du corps de Jules, est celle qui unit Jules et Tyler, c’est-à-dire « rien », de la sexualité solitaire et virtuelle: « It was, like, genuinely the best sex I've ever had….pure fucking imagination. »

Le meilleur partenaire que l’on puisse avoir dans une relation sexuelle, c’est celle ou celui qui n’est pas reconnaissable parce que le quiproquo structurel de toute relation amoureuse entre personnes qui attendent de l’autre ce dont il ne se sait même pas porteur (et de fait il ne l’est pas) disparaît, se dissout dans l’anonymat de la relation connectée. Se pourrait-il que la sexualité ne puisse se libérer authentiquement que dans la pureté d’un anonymat total? Quiconque s’intéresse à cette question doit voir le film de Patrice Chéreau intitulé « Intimité ». C’est donc bel et bien un moment de pur male gaze dans un épisode  qui ne commençait pas avec ce regard là (les premiers plans comme dans la quasi totalité de l’autre épisode: « le malheur n’est pas éternel » était une succession de champ / contre-champ) mais si nous y réfléchissons, cela ne pourrait en aucun cas être autre chose.



Ici aussi Jules se tient sur la ligne de crêtes, non pas seulement celle qui sépare des versants des deux sexes (cette dualité même est fallacieuse d’ailleurs) mais celle de la sexualité prédatrice et de la sexualité « orphique » (dans « Portrait de la jeune fille en feu », Héloïse et Marianne s’aiment en se regardant, en se sauvegardant, en se remémorant). Dans la sexualité prédatrice sommeille au contraire le monstre véritable (la gorgone), l’obscurité de la chambre et du silence à la question posée par Rue de la photo avec Tyler. 

Si nous prenons ombrage de ces passages dans un épisode aussi brillant, nous tombons dans une forme de candeur hautement déplacée. Ni Jules, ni Sam Levinson, ni Hunter Shafer n’évacuent ici le problème posé par cette dimension anonyme de la sexualité à la hauteur de laquelle elle revêt seulement sa valeur authentique. Quiconque veut comprendre un peu quelque chose à ce flux là, c’est-à-dire à soi-même, à ce devenir soi-même dont Nietzsche ne cesse de nous entretenir doit faire le lien entre le quiproquo de toute relation amoureuse déclarée, consciente,  "lisse" et l’attraction irrésistible de toute relation amoureuse non déclarée, non déclarable, non avouable, aussi obscure qu’une fille à vélo, la nuit,  dans un champ d’orangers. Ces flashs magnifiques ne comptent vraiment pas pour rien dans la maîtrise de cet épisode spécial.




Conclusion: fugue dissociative et cinéma



Il n’en demeure pas moins que la première partie de l’épisode est philosophiquement la plus dense, la plus « exploitable » et ce dés le premier plan dans lequel la tension du visage de Jules n’est pas sans rappeler le tableau de Courbet:

 


 La fugue dissociative dont elle est censée soigner la pathologie est déjà à l’oeuvre dans ce plan à son troisième niveau. Contrainte de suivre des séances d’analyse, elle met en oeuvre une solution proche de la quasi-causalité Deleuzienne: comment être la quasi cause d’une condition malheureuse que l’on n’a pas souhaitée mais qui, contre toute attente, va se révéler comme le devenir authentique de notre être? La fugue dissociative, comme David Lynch l’avait bien compris, est l’une des réponses les plus artistiques à cette question. Il se pourrait que le cinéma finalement n’ait pas d’autre sens ni structure que de filer la métaphore de cette réponse et de la faire affleurer au point d’ancrage de notre nerf optique et de notre rétine.

            Il reste à évoquer la référence la plus marquante de cet épisode: celle que Jules exprime au sujet de l'océan et qui fait suite à LA proposition essentielle de la séance:

- Après avoir fait tout ce que je pouvais pour conquérir la féminité, il m'est apparu que c'est la féminité qui m'a conquise.

            Aussi généraux et probablement caricaturaux que puissent sembler les rapprochements que nous allons opérer pour saisir toute la puissance de cette affirmation, nous espérons qu'ils permettront de saisir la hauteur de vue de Jules et finalement la raison pour laquelle il n'est pas douteux qu'elle incarne une figure Nietzschéenne. Le masculin est du coté du pouvoir et de cette dimension de la temporalité qui est Chronos, le féminin est du côté de la puissance et de cette dimension de la temporalité qui est Aiôn.  L'océan, de toutes les entités naturelles est probablement celle qui exprime et manifeste le plus la temporalité de l'aiôn, c'est-à-dire celle du cycle, de la nature et de l'Eternel retour. Ce que les adultes s'obstinent à appeler la "crise d'adolescence" n'est rien de moins que la réalisation de cette évidence à la lumière de laquelle l'authenticité vivante de l'Aiôn écrase la superficialité de Chronos, temps humain, social, temps de la croyance au progrès et à la croissance, mythe néo-libéral de la masculinité vieillissante. 



            La puissance esthésique libérée dans cet épisode et dans le personnage de Jules trouve ici non seulement son paroxysme mais aussi le point de résolution de tous les conflits, de toutes les violences, de toutes les outrances dont la série dans son ensemble s'est faite le réceptacle plus ou moins complaisant. C'est la raison pour laquelle ce tableau d'une adolescence ultime des pays riches, oscillant constamment entre le désespoir d'une addiction mortelle sans rémission possible et la libération d'images poétiques d'une beauté hallucinante et visionnaire est à voir, à vivre, à ressusciter inlassablement dans la plénitude du mouvement de compréhension qu'il libère.  Dans ce mouvement, la réalisation du premier plan du cinéma en tant que fugue dissociative est à situer au même niveau que la quasi-causalité chez Gilles Deleuze, non pas parce que c'est la seule solution à la tragédie du présent que nous vivons, mais parce que la victoire  de cette solution est aussi certaine qu'inexorable, et parce que,  comme la vision de ces deux épisodes nous permet de le saisir à un certain niveau, la femme est moins l'avenir de l'homme que le devenir assuré de l'humanité, c'est-à-dire le passage obligé à sa surhumanité. Ce passage, il n'est pas en notre pouvoir de le faire advenir mais il est simplement du ressort de notre puissance d'abonder, sans équivoque ni économie de nos efforts, dans la marche irrévocable de son sens.

                Il est une donnée simple qu'il convient de rappeler à propos de ces deux épisodes et qui conforte totalement cette perspective heureuse de la quasi-causalité de la fugue dissociative, de la nature inexorable et joyeuse du devenir femme du sexe humain, c'est que l'ordre de leur parution est inversé par rapport à celui de leur succession narrative dans la série. Par conséquent, c'est la discussion entre Ali et Rue qui clôture ces deux épisodes spéciaux, ces "bottle épisodes". Lorsque Rue s'enfuit de chez Jules en pleurant et la laisse effondrée, c'est pour aller retrouver Ali et la divine Marsha qui délivrera avec simplicité son message: "le malheur n'est pas éternel". Quiconque maintient fermement ce credo dans la poésie des choses et libère sobrement le flux de la  fugue dissociative adéquate, c'est-à-dire celle de son devenir soi ou de son devenir féminin (mais cela revient au même) a de quoi "voir venir" le monde qui nous attend: le meilleur qui puisse être.



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