Les épisodes spéciaux de "Euphoria" par Sam Levinson: les fleurs sur le fumier (1)

 



Attention: cet article ne s’adresse qu’à celles et ceux qui ont déjà regardé pour le moins la première saison de la série de Sam Levinson ainsi que les deux épisodes en question


1- Le syndrome de Stockholm: l’otage et le témoin


Il n’y a rien à jeter de la série Euphoria de Sam Levinson en plus de ce qu’il y jette déjà dedans, et de fait, il y jette vraiment beaucoup de choses, au point de ne jamais savoir, nous qui la suivons de si près, si nous y sommes pris en otage ou pris à témoin. Non seulement, il est évident que les deux sont vrais, efficients mais la puissance dont nous nous sentons investi.e.s, nous spectateur.trice.s lorsque c’est la deuxième option qui est sans contestation la plus opérationnelle (lorsque nous sommes pris à témoin) vient de notre immersion totale dans la première pour la plupart des épisodes (pris en otage). 

En fait, la distinction entre la prise en otage et la prise à témoin est assez nettement marquée par la diffusion des deux épisodes spéciaux qui apparemment ont été la conséquence (ô combien heureuse) du covid. On peut parler de « bottle épisode » pour l’un comme pour l’autre tant ils sont empreints d’une économie de moyens et d’une absolue perfection dans leur facture. Quiconque veut comprendre quoi que ce soit à l’adolescence, à l’identité sexuelle, à la dépendance, à la drogue et au sevrage, au désespoir, mais aussi quiconque souhaite avoir des réponses efficientes à la question de savoir quelle est l’attitude qu’il nous faut adopter face à « l’effondrement » se doit de regarder ces deux épisodes et comme leur magie tient aussi à tout ce que Sam Levinson a "jeté" dans les autres épisodes « normaux » de la série, il nous faut tout regarder, tout simplement parce qu’on ne peut pas faire pousser d’aussi belles fleurs ailleurs que sur le fumier.

Il convient d’ajouter quelques mots sur ce terme de « prise en otage » parce qu’il va dans le sens d’une certaine interprétation du cinéma que j’ai pour ma part toujours rapprochée du syndrome de Stockholm. On désigne par ce terme le sentiment positif, presque empathique que parfois certain.e.s otages éprouvent à l’égard de leurs ravisseurs, à tel point que l’intervention des forces de l’ordre, et éventuellement de la mort de leurs bourreaux peut être vécue comme un traumatisme. De fait, tout spectateur de films, et a fortiori de séries, est exactement dans cette situation là.  Suivre plusieurs saisons d’une série addictive, ce n’est pas seulement chronophage, c’est « consentir » à donner purement et simplement les clés de notre existence, pendant un temps donné, à une autre personne pour qu’elle utilise la machine neuronale à décrypter des stimulations que chacun.e de nous « est », à discrétion, et qu’elle mette la dernière main à la toute dernière phase du « cinéma » (qui vient de Kinema, ce qui veut dire « mouvement » en grec et ce mouvement c’est nous qui étonnamment l’impulsons): le film que nous voyons EN nous (parce qu'un film, au-delà du montage du réalisateur est toujours le fruit du montage intérieur du spectateur). Un « film » est une machine qui se connecte sur une autre machine, laquelle est constituée par notre système nerveux et notre vitesse neuronale mais pour que cette greffe fonctionne il faut que nous donnions totalement sans réserve ni arrière pensée, ce temps de cerveau disponible dont Patrick Le Lay, PDG de TF1 avait dit qu’il le vendait à Coca-Cola. 




Ce consentement ne nous empêche pas de rester lucide tout le temps de la diffusion, tout simplement parce que c’est sur la base de notre consentement qu’il y a authentiquement diffusion, mais il faut bien comprendre que toute visualisation de la chose filmique repose d’abord fondamentalement sur cette prise en otage et que la plupart du temps, il n’y a pas de prise à témoin. Mais alors qu’y-a-t-il? Malheureusement il y a l’achat d’une bouteille de Coca-Cola.

Encore plus malheureusement cette ambiguïté là a précisément connu pour Euphoria des conséquences tragiques puisque une polémique est apparue après qu’une fan de la série soit décédée d’une overdose en ayant déclaré que l’oeuvre de Sam Levinson constituait pour elle une incitation à la consommation. Le syndrome de Stockholm ici n’a pas été perçu et encore moins neutralisé. C’est comme une adresse que tout amateur de film ou de série devrait clairement se formuler à soi avant chaque diffusion. Mais on peut aussi clairement avancer que l’épisode spécial intitulé « le malheur n’est pas éternel » n’a pas été compris et ce n’est pourtant pas faute pour lui d’être clair, car Samuel Levinson y exprime avec un talent rare quelque chose qui a à voir avec la catharsis de son passé de « drug addict ».

Je réalise bien à quel point cet angle de vue qui a donné naissance au présent article peut être sujet à discussion mais je situe ces deux épisodes là très, très au-dessus des autres de la série tout en en étant absolument indissociables, non seulement parce qu’évidemment ils reprennent le cours d’une action qui s’y trouve développée (et d’ailleurs ils en sont authentiquement la CLE, quelque chose qui ressemble vraiment à une solution, à une résolution), mais aussi parce que le dépouillement du scénario, des textes et de la réalisation y confinent à une maîtrise absolue, à tous égards magistrale et l’effet de contraste avec d’autres épisodes pour ne pas dire avec la totalité des épisodes normaux que j’estime précisément pas toujours maîtrisée (loin de là) est « juste », d’une pertinence philosophique vraiment hallucinante

Il nous est tou.te.s déjà arrivé de ressentir à un moment particulier d’une série ou d’une saison, le sentiment de réaliser pourquoi nous la regardions, d’éprouver la jouissance sobre de vivre la prise à témoin dans un océan sirupeux et nauséeux de prise en otage. Mais pour ces deux « bottle episodes », c’est proprement « magique », et disons le: clairement  "euphorisant" sauf que cette euphorie là tient davantage de la joie spinoziste que de la rechute de la Drug Addict. Faut-il concevoir Euphoria comme une oeuvre? Oui, sans aucune réserve! Et répétons-le: parce qu’il faut du bon fumier si l’on veut faire pousser les plus belles fleurs. 

Or, les fleurs, ce sont ces deux épisodes spéciaux: « le malheur n’est pas éternel » et « j’emmerde tout le monde sauf les blobs marins. »



2-  La crise d’adolescence de la condition humaine


Avant d’évoquer ces deux épisodes, il convient d’avoir bien présent à l’esprit qu’ils n’ont de sens que par l’effet de résonance, d'écho qu’ils créent et cet effet concerne le rapport amoureux entre Rue et Jules, plus précisément le fait que le développement de la relation, l’écoulement de sa durée a à voir avec un processus très complexe d’investissement dont la partenaire se trouve être la dépositaire aveugle, involontaire, presque inadvertante de telle sorte qu'elle a à correspondre à une demande aussi insistante que non révélée, ou implicitement formulée de la part de l'amante.  Rue et Jules sont aussi bien aimées qu'aimantes mais évidemment pour des raisons obscures que chacune d'elle ignore et qui ici nous seront révélées, à nous. En l’occurrence, il est clair que Jules est d’emblée accaparée par Rue comme la personnification "aidante" de sa « clean attitude ». Ce que Rue ne parvient pas à faire pour sa soeur ou pour sa mère, on a l’impression qu’elle pourra le faire pour Jules, tout simplement parce que là, l’amour est aussi Eros. Si nous creusons un peu plus les caractéristiques des personnages, il ne fait aucun doute que Jules est, de toutes les figures adolescentes décrites dans la série la plus proche de la philosophie de Nietzsche et de la volonté de puissance. Elle se positionne constamment dans une sorte d’avant garde de l’humain toujours en quête de dépassement. Jules est LA figure de la surhumanité (et c’est pour cela qu’elle est, à mon sens, l’héroïne la plus intéressante de la série). 




Rue, par contre, explore une autre limite qui est celle de la vie et de la mort. Sa bonté, sa bienveillance et son absence totale de jugement tiennent fondamentalement au fait qu’elle ne pense pas rester très longtemps (en vie) et qu’elle retire de cette posture d’observatrice du monde à partir du pied qu’elle pense avoir déjà dans la mort, une sorte de lucidité désabusée, de justesse de vue, de prise de désintérêt à l'existence. Jules surgit dans sa vie comme un point d’ancrage amoureux à la vie, ce qui revient à lui donner un poids insoutenable qu’elle ne pourra pas supporter (qui le pourrait?). Réciproquement (mais pas du tout équitablement et c’est là le drame de toute relation amoureuse: l’impossibilité d'une réciprocité équitable), Rue est pour Jules le regard aimant dont elle a finalement été privée par une mère dépassée et incapable de « gérer » l’évolution sexuelle de sa fille. Il n’existe aucun ressort plus puissant de l’attachement à cette série que celui-là: notre aptitude à nous construire à partir de l’incompréhension radicale des personnes censées être les plus proches de nous.  On peut sans crainte mettre quiconque au défi de ne pas se reconnaître dans cette aptitude là. C’est cela que nous sommes, et c’est comme cela que nous construisons avec plus ou moins de bonheur: c’est la puissance que nous sommes capables de libérer dans le fait même de cette incompréhension dont à bien y réfléchir il faut simplement et surtout pacifiquement que nous prenions acte. Notre « équilibre » est proportionnel à notre progressive aptitude à pacifier cela, à accepter le postulat d’une existence incompréhensible, indécryptable, a fortiori des personnes dont nous attendions le plus (et en vain) qu’elles nous comprennent. Exister, ce n’est pas possible parce que finalement c’est justement du réel (et non du possible). Autrui, comme dirait Deleuze, c’est précisément l’expression d’un monde possible dont nous attendons qu’il puisse intégrer notre existence réelle. Or cette attente ne peut être satisfaite. En réalité il n’y pas lieu qu’elle le soit mais il y a là une brèche dans laquelle s’insinuent tous les processus de dépendance affective et s’expliquent leur irrévocable échec.  En nous faisant toucher du doigt les deux versions de la fugue de Jules au gré de ces deux épisodes, nous sommes en mesure de saisir cette donnée constitutive de tout amour.

On pourrait penser que la toute fin du deuxième épisode consacré à Jules illustre très négativement cette incompréhension fatale par « la pluie des pleurs ». (Jules pleurant alors que la pluie tombe sur les vitres de sa chambre) Mais ce serait une erreur chronologique puisque Rue nous y informe qu’elle est en route pour aller voir Ali et que par conséquent cet épisode qui nous est présenté comme le premier des épisodes spéciaux est en réalité « second ». Or le premier épisode se termine avec le visage de Rue dans la voiture d’Ali, ballotée par les cahots du trajet et le va et vient des essuie-glaces au son de l’Ave Maria.



Dans "le malheur n’est pas éternel", le dépouillement formel de l’épisode est radical. Ali et Rue en champ / contrechamp, attablés devant des pancakes dans un restaurant quasi désert une veille de Noël. Après avoir été haché.e.s menu tout au long de la première saison par une foultitude d’effets spéciaux et surtout de sauts temporels improbables entre les différents arcs narratifs (c’était la prise en otage), nous soufflons un peu dans une unité de lieu, de temps, d’action (c'est la prise à témoin). La caméra se positionne souvent derrière la vitre du restaurant de telle sorte que la lumières des phares des voitures ne cessent de se refléter dans les plans fixes de Rue et d’Ali. Il n’y a pas de doute, nous sommes témoins-témoins (double effet de distanciation: vitre + caméra) et le son qui nous parvient de leur conversation est comme une grâce, une « bénédiction » comme l’effet d’empathie produit par l’écoute par Rue de la chanson envoyée par Jules « me in twenty years » qui accompagnera, pour le spectateur, Ali dehors, alors qu’il y jouira de son seul et unique cadeau de Noël: une conversation avec l’une de ses filles et son petit fils. 

            Ce sont les seuls effets de cet épisode et ici aussi le contraste entre la simplicité des procédés et la puissance des effets produits suffit à justifier que bon nombre de réalisateurs réfléchissent vraiment à l’utilisation d’effets techniquement trop perfectionnés. L’intérieur ici est filmé de l’extérieur et l’extérieur est filmé avec la musique de l’intérieur. Il est d’usage en littérature d’évoquer le romantisme comme une mise en phase des états d’âme du personnage avec le paysage extérieur mais, dans cet épisode, nous sommes mis en présence d’une synesthésie autrement plus complexe et plus efficace au sein de laquelle non seulement l’accord entre le temps (weather) et l’affect est largement utilisé mais aussi l’alternance de plan Extérieur / Intérieur et le jeu des vitesses et des mélodies musicales au sein d’une seule et même durée. Rue, enfin (enfin!) se fait une petite idée de l’intensité de  la souffrance de Martin. Elle réalise sur le fond de quelle solitude il l’écoute et lui répond, avec, dans cet épisode là LA SOLUTION à son problème. Cette « compréhension » s’effectue pour nous, non seulement par le dialogue et la révélation de Martin / Ali, mais surtout par le respect des trois unités et toutes les ressources cinématographiques mobilisées à partir de cette contrainte. Ici, Sam Levinson fait preuve d’un réel talent de réalisateur.

S’il n’est pas nécessaire de justifier l’image du fumier dans la comparaison utilisée (Bon! Au cas où elle le serait, le "fumier" de cette série, c'est la permanence limite écoeurante du male gaze de Sam Levinson dans les épisodes "normaux") peut-être l’est-il davantage à propos des fleurs. Nous sommes ici pris à témoin de moments de grâce et de vérité. En termes rhétoriques, nous pourrions évoquer la parhésia, la parole vraie parce que « pleine », pleinement « dite », sincèrement proférée, la parole qui ne dit que la vérité de l’état d’âme dans l’effusion de laquelle elle est parlée. 



Cette vérité surgit à l’égard de deux sujets: la maladie de l’addiction aux drogues dures et la construction de l’identité sexuelle des trans. Mais au-delà des ces deux « entrées », le propos éclaire ce que l'on pourrait appeler « l’effondrement » (ici nous voulons parler de ce moment critique de l’humanité dont nous sommes les acteurs et les témoins) sous un jour incroyablement révélateur: des ados en crise dans une humanité en crise sont logiquement en phase avec notre présent de crise). 

C’est très exactement ce qui sera évoqué à la fin de l’épisode: cette sorte d’arrière plan de la phrase de Camus: 

« Chaque génération, sans doute, se croit voué à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »  Discours de Stockholm - 1957

Mais il faut accompagner ce rapprochement d’une correction fondamentale puisque « éviter que le monde se défasse »: c’est une motivation dont nous vivons aujourd'hui l'échec cuisant. Nous assistons à cela, et de fait, ce n’est pas la même chose de faire « sa crise dite d’adolescence » (il va de soi que cette expression revêt quelque chose d’abject - nous ne l’utilisons ici que pour la discréditer) dans un monde au sein duquel on peut espérer du mieux  ou bien dans un monde où l’on ne peut que se désespérer de la certitude du pire. Une fois entériné ce rapprochement entre Rue et l’humanité, la solution évoquée dans l’épisode pour l’une est à prendre très au sérieux pour l’autre et l’autre c’est Nous. 




3 - Madeleine et opiacées 


Mais avant d’évoquer cette solution, il faut explorer la puissance de vérité dans son véritable sujet qui est l’addiction aux drogues dures. Ali est ici comme une parole oraculaire qui ne dit que la vérité, notamment lorsqu’il évoque le drame d’une maladie qui ’n'est pas reconnue comme tel. D’une personne atteinte de cancer ou décédée du COVID, il ne nous viendrait pas à l’idée d’invoquer sa responsabilité, alors que le Drug Addict nous apparaît comme coupable de sa pathologie et particulièrement de ses rechutes éventuelles. Rue ne cesse d’affirmer dans l'épisode qu’elle est « a pièce of shit ». 

Pourtant si nous remontons à l’origine de sa dépendance, ce que nous trouvons est le traitement pharmaceutique des TDAH (troubles de déficit de l’attention avec hyper-activité).  Il nous faut vraiment réfléchir à cette donnée essentielle observable dans les témoignages de très nombreux.ses addicts et dont finalement les autorités médicales ne semblent pas faire grand cas. C’est très opportunément très présent dans la série: cette influence de big Pharma dans l’origine de la dépendance. Comment cela a commencé? A la pharmacie, en fait, et dans un traitement de problèmes d’anxiété traités par la pharmacologie. 

« A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust nous décrit magnifiquement tout ce qui se joue de notre ancrage mémoriel et finalement identitaire dans les affects de notre enfance mais que se passe t-il si la madeleine est un cachet de fentanyl ou de codéine? Il faut aussi regarder Euphoria dans cette optique et, ici encore, les fans de la série qui la situent au premier degré de l’incitation se méprennent totalement dans leur lecture voire dans ce que c’est que « regarder une série » au regard de tout ce qui a été dit de la prise en otage et de la prise à témoin.

Il va de soi qu’aucun médecin ne donnerait du fentanyl à un ado, a fortiori à un enfant mais il est  d‘autres substances comme la ritaline qui peuvent à bon droit être pointées du doigt. Internée, on voit plusieurs fois Rue discuter avec le personnel hospitalier sur son traitement. En manque chez Fez, elle se précipite dans la chambre de sa grand-mère chercher des médicaments. Il n’est pas de substance dont les effets ne soient investis d’une dimension et d’une dynamique identitaire sensible, esthésique : c’est cela que Proust déploie et suit dans son oeuvre. Personne ne dirait que le narrateur de la recherche se shoote à la madeleine. Mais quelle est la puissance esthésique et mémorielle d’un cachet de codéine?  De quelle réminiscence une telle substance est-elle libératrice? Comment traiter le dysfonctionnement d’une dynamique identitaire totalement détruite et "dysfonctiannalisée" par des traitements pharmaceutiques usant d’antalgiques ou d’anxiolytiques ?

Pourquoi Rue a-t-elle été traitée de cette façon? Suite au décès de son père dont il sera question dans la deuxième partie du dialogue, la plus intéressante (notamment parce que Rue perd un peu de temps à mentir inutilement à Ali). Elle avoue enfin clairement qu’elle ne souhaite pas vraiment se sevrer tout simplement parce qu’elle ne pense pas rester très longtemps (en vie). 




4 - Croire dans la poésie des  choses - Ali


Nous sommes ici en phase avec l’une des passerelles entre les deux épisodes qu’il ne faut pas louper: l’une des raisons les plus profondes de l’amour qui unit Rue et Jules se situe probablement dans le fait que nous sommes en présence de deux exploratrices des « lignes de crêtes » (au sens nietzschéen du terme:  danser sur les crêtes"), pour Jules c’est celle de la détermination sexuelle et pour Rue celle de la vie et de la mort. Jules va plus loin que Rue dans cette exploration: elle est une Deleuzienne invétérée qui suit l’une des « directives » les plus puissantes du philosophe français dans « dialogues »: « n’interprétez jamais, expérimentez! ». Rue est moins casse-cou, d’ailleurs elle ne la suit pas dans sa fugue. Elle est une observatrice suivant avec des expressions de regard déjà d’outre-tombe les aléas d’une existence abjecte. Ce qu’elle trouve dans la drogue, c’est « le silence du monde », comme elle le dit dés le premier épisode: « j’ai cru que le monde se taisait ».Ici encore Sam Levinson nous propose une explication  pertinente et paradoxale de l’addiction: le piège infernal qui est comme l’envers de cette obsession exclusive, agitée et démente envers le produit, ce serait cet instant de suspension à l’aplomb duquel l’action est comme suspendue, exclue et le monde réduit au mutisme. Si l’addict veut, plus que toute autre chose,  sa dose c’est parce qu’en réalité il ne veut plus rien, ou plutôt ce qu’il veut c’est un monde sans volonté, un univers sans vouloir-vivre, un « Deus sive natura » sans conatus, un éternel retour sans volonté de puissance, ce qui est impossible.

On mesure ainsi l’étendue du problème (et la puissance de la philosophie de Spinoza). Ce que cherche la personne Addict c’est cette suspension du monde dans le feu de laquelle il n’y pas de monde, c’est un arrêt sur image qui ne soit plus porteur de rien, c’est l’hypnotique va et vient de la souffrance et de l’ennui. C’est cela l’écroulement de cette ligne de crêtes à la hauteur de laquelle « vivre est très dangereux même un seul jour. » pour reprendre exactement les termes de Virginia Woolf dans « Mrs Dalloway », et c’est cela que Rue vit, cet équilibre précaire là (car contrairement à ce qu’elle croit, elle n’est pas encore tombée de cette ligne, elle s’y tient!)

Mais la réponse d’Ali est pertinente et c’est la seule qui le soit car elle ne consiste pas à évoquer sa foi en Allah ou en Dieu (qui impliquerait qu’il y aurait une bonne raison à la mort de son père). Ce jour dangereux qu’évoque Mrs Dalloway et que vit aussi Rue est, en tant que tel, « bon à prendre, pour ce qu’il est, parce qu’il « est » ce qu'il est, et qu’il faut croire dans « la poésie des choses ».

Nous atteignons ici l’acmé de l’épisode, son moment de grâce, sa justesse indépassable, et Ali poursuit: « la beauté de deux personnes dans un restau la veille de Noël qui discutent de la vie, de l’addiction, du deuil. Tu ne veux pas faire partie (de l’abjection du monde) parce que tu tiens aux choses importantes. » Ce qui est sous entendu c’est qu’il faut croire à la poésie des toutes petites choses et justement se détourner des choses dites « importantes ». Pour que nous puissions nous tenir à la hauteur de la révélation de Marsha ou plutôt de la grand-mère de Marsha la serveuse du restaurant qui évoquait le conseil de sa grand mère (le malheur n’est pas éternel) , il faut que nous nous situions là dans ce devenir de l’infraordinaire.



Cet épisode spécial nous a fait saisir cette poésie des toutes petites choses. Il faut voir et revoir ses détails pour s’en rendre compte, pour remarquer que Zendaya après avoir pleuré en temps réel à ce moment là, celui où elle révèle son incapacité à supporter un monde inhumain dont l’écrasante majorité des humains semblent se satisfaire avale ses larmes, comme pour en sentir le goût (ce qui constitue un excellent redémarrage, en soi!). Elle affirme qu’elle ne veut pas être le témoin de cette horreur du monde, mais nous qui regardons cet épisode, sommes les témoins de cette défection, de la main d’Ali qui va saisir celle de Rue et qui va la ramener chez elle, au son de l’Ave Maria. De fait, il n’y a pas d’autre possibilité de salut que celle-ci: « croire dans la poésie des choses », l’écrire si on s’en sent capable, la célébrer si on est un artiste, la vivre si si on veut exister, autant d’attitudes impliquant l’ethos du témoignage. 


Dans un article à venir, nous nous pencherons sur le deuxième de ces épisodes spéciaux, celui qui est consacré à Jules, intitulé: : « j’emmerde tout le monde sauf les blobs marins »


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